2 Artikel auf Französisch, erschienen im tunesischen Magazin "Réalités":

Le modèle tunisien face au «voile islamique»
Par Zyed Krichen

Faut-il légiférer en matière de voile (dit islamique) ? Telle est la question qui se pose et oppose en Europe et en France plus particulièrement. Ne nous voilons pas la face, cette question s’est posée et se pose encore en Tunisie.

Cette question, apparemment simple, est d’une très grande complexité. Où et quand s’arrête la liberté individuelle ? L’Etat peut-il et doit-il intervenir dans les choix vestimentaires des citoyens ? Le voile est-il neutre ? Est-ce un modèle, un contre-modèle ou un anti-modèle ? Quel est le champ de la légifération et quelles sont ses limites ?

La complexité des questions ne nous exonère ni de la réflexion ni du débat.

Face au complexe, la solution serait de partir du simple, voire parfois du trivial…

Si on remplace le voile par le burqaa, aurons-nous toujours les mêmes réponses ? Cette hypothèse n’est pas une simple vue de l’esprit. Au début des années 80, des dizaines, sinon des centaines de jeunes Tunisiennes se sont voilé totalement le visage. On appelait cela le niqab. Alors pour ou contre le burqaa ? Si on estime que la femme est libre de porter le voile, alors pourquoi pas le burqaa ?

Poser la question en ces termes a le mérite de la clarification. Car si, pour certains, les pouvoirs publics ne sont pas habilités à légiférer en matière de voile, la même logique induit nécessairement à dire de même pour le burqaa. On ne peut même pas recourir à nos chères traditions locales car ni le burqaa, ni le voile actuel n’en font partie.

Le voile est-il expressément un commandement divin et une obligation religieuse pour la femme musulmane ? C’est une question à laquelle les autorités religieuses de notre pays doivent répondre une fois pour toutes, en toute indépendance et en toute honnêteté intellectuelle. Nous remarquons cependant que, si la réponse est quasiment toujours positive dans la sphère arabo-musulmane, elle est nettement plus nuancée en Europe. En France, l’essentiel des responsables religieux de la Communauté musulmane et même les plus conservateurs d’entre eux disent que le port du voile n’est pas une obligation. Si c’était le cas, légiférer sur le port du voile dans l’espace public ne serait ni contraire ni irrespectueux vis-à-vis d’une obligation religieuse.

Il n’y a pas un seul voile, mais des voiles. L’évidence de ce constat ne fait aucun doute. La gamme va du choix personnel librement consenti à l’injonction maritale ou paternelle, en passant par les simples commodités personnelles et financières, à l’uniforme revendicatif et indicatif d’une appartenance communautaire ou politique. Mais au-delà de cette diversité bien réelle, le voile opère dans le champ social comme un modèle ou contre-modèle, voire anti-modèle.

Que veut nous dire le voile ? Que la femme doit cacher la totalité de son corps à part ses mains et son visage, pour la version soft ? Non. Car il existe des modes vestimentaires traditionnels dans toutes les sociétés arabo-islamiques qui obéissent à cette définition. Le voile veut dire assurément cela, mais autre chose aussi. Il signifie une norme absolue et non une simple manière de paraître. Une norme qui distingue la bonne pratique religieuse de la mauvaise et qui trouve dans le corps de la femme le lieu de cette distinction. Au-delà du jugement et du choix de chacune et chacun d’entre nous, il n’est pas illégitime de poser la question suivante : si une norme absolue, non décidée par aucune instance représentative de la société, se permet d’édicter et de dicter un modèle à quelques-unes d’abord, ensuite à toutes, n’est-il pas légitime que la société et ses instances représentatives défendent le modèle auquel l’essentiel de la population adhère ?

Ensuite les défenseurs modernes du voile nous disent que, contrairement aux apparences, le voile n’est pas ségrégationniste et qu’il n’empêche aucune activité sociale de la femme. Admettons. Mais cela voudrait dire qu’il faut introduire dans nos normes sociales quelques adaptations : le sport à l’école, les piscines et les plages, les hôpitaux, les consultations médicales… En fin de compte, tout ce qui touche à la mixité dans la société, le modèle étant la séparation étanche entre hommes et femmes dans les lieux de prière… Jusqu’où l’adaptabilité et jusqu’où le compromis avec le voile comme modèle ?

Enfin, que faire de la liberté individuelle ? Relevons d’abord qu’aucun pays taxé d’être anti-voile n’a pensé un seul instant à interdire absolument à ses concitoyennes le port du voile. L’interdit est limité dans le temps et dans l’espace. On ne peut pas en dire de même pour les pays qui ont érigé le voile en tant que modèle. Ensuite, parler du libre arbitre et du libre choix d’une gamine de douze ans relève de la pure démagogie.

Nous avons très peu débattu dans le Monde arabo-musulman de la philosophie de l’Ecole républicaine, probablement parce que nous l’avons héritée du colonialisme et non de nos propres traditions. Mais nous nous entendons pour dire qu’elle est le lieu, par excellence, du savoir et de la citoyenneté. Donc le lieu où l’on apprend et vit les principes d’égalité et de solidarité. Doit-on alors y introduire un modèle discriminatoire ? Notre école ne souffre-t-elle pas déjà suffisamment de son environnement social, pas toujours favorable, pour lui faire supporter un nouveau principe ségrégationniste ?

Il n’est pas inutile de rappeler que la Tunisie avait opté massivement dès l’Indépendance pour un modèle de société basé sur l’émancipation des femmes et de la famille, la démocratie du savoir et sa sacralité, et la modération et le pragmatisme de son système économique et social. Malgré leurs divergences intellectuelles et politiques, les pouvoirs publics et l’essentiel des Tunisiennes et Tunisiens demeurent, aujourd’hui plus que jamais attachés à ce modèle.

Longtemps la Tunisie a fait exception dans le Monde arabe. Aujourd’hui que des pays, surtout au Maghreb, optent de plus en plus pour notre modèle, nous nous devons de le défendre encore plus fermement. En effet, une lutte symbolique par chaînes satellitaires interposées est engagée dans le Monde arabe entre les tenants d’un modernisme décomplexé et des archaïsmes fondés d’effets spéciaux et de tours de passe-passe. Avons-nous le droit de baisser la garde et de perdre cette guerre ? Que les fanatiques défendent la ségrégation sexiste, passe encore, mais que cette ségrégation trouve écoute et approbation chez des démocrates et des républicains, voilà qui pose plus d’une question sur les fondamentaux de notre culture démocratique.

Faire de l’espace public, c’est-à-dire essentiellement les mondes de l’éducation et du travail, l’espace du modèle républicain égalitaire tombe sous le sens. Le vivre ensemble ne peut se concevoir sans règles communément admises et appliquées par tous. C’est au Droit et au Droit seul de la femme. Agir de la sorte n’est ni liberticide ni antidémocratique.


Zyed Krichen

Emancipation : le long combat des femmes arabes Par Zyed Krichen

L’émancipation des femmes est un fruit tardif de la modernité. Il a fallu attendre pratiquement la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que les femmes accèdent en Occident aux attributs de la citoyenneté.

Mais dans le Monde arabe d’aujourd’hui, nombre de femmes n’ont pas encore le droit de vote, participent peu au développement social et économique, sont dans un statut de mineur intégral. En bref, l’égalité pour l’écrasante majorité des femmes arabes n’est qu’un doux et lointain mirage.

Pourtant la lutte pour l’émancipation de la femme dans le Monde arabe a commencé dès le début du 20ème siècle, surtout en Egypte et en Tunisie. Mais la vague de libération nationale dans les années 1950 n’apporte guère d’évolution dans le statut de la femme arabe, sauf en Tunisie où l’indépendance nationale fut accompagnée par une véritable révolution sociale avec la promulgation du Code du Statut Personnel (13 août 1956) qui interdisait pour la première fois en terre arabe la polygamie et la répudiation.

Il y a près d’un demi-siècle, la Tunisie dépareillait dans le Monde arabe. Les forces conservatrices et réactionnaires n’ont permis aucune évolution notable, en droit, dans le Monde arabe. Même quand les pouvoirs en place osaient quelques petites avancées, ils s’en excusaient presque aussitôt et “la maison de Lokman demeura en l’état”.

Certes le modèle tunisien exerçait un attrait incontestable sur les femmes et les élites modernistes du Monde arabe. Mais les forces de l’inertie étaient, semble-t-il, de plus en plus fortes.

Comment expliquer autant de réticences à des évolutions admises et assimilées dans le reste du monde comme une exigence indiscutable de justice et d’égalité ?

Une seule réponse : la force et la vitalité de la tradition où s’entremêlent privilèges sexistes et commandements religieux. La famille étant le lieu par excellence du pouvoir patriarcal, la codification détaillée dans les textes sacrés (mariage, divorce, héritage…) l’a figée dans le temps et dans l’espace. Toute tentative de rénovation ou d’évolution est combattue comme étant anti-islamique.

La vigueur retrouvée par le fondamentalisme dans les années 70, grâce à une édition abondante et bon marché et au pullulement d’associations et de mouvements salafistes dans le Monde arabe et ailleurs, s’adossant à de richissimes donateurs, n’a fait que réconforter les forces rétrogrades et a focalisé toute l’œuvre de “ré-islamisation” de la société arabe sur la femme et son corps. La famille arabe du premier siècle de l’Hégire devenant l’archétype, la femme, bonne musulmane, se doit dorénavant de se séparer du monde des hommes et de vaquer à sa fonction essentielle : la procréation.

Mais les succès médiatiques du fondamentalisme ne doivent pas être l’arbre qui cache les évolutions, certes lentes, mais réelles des sociétés arabes. L’accès massif à l’éducation (quoique l’on pense du contenu de celle-là) et celui, plus sélectif, au marché du travail en plus de l’urbanisation galopante, quoique mal contrôlée…tout cela fait que la réalité de la femme arabe d’aujourd’hui n’est plus la même. Les forces du progrès, malgré leur faiblesse, se font entendre de “l’Océan au Golfe”. Des percées timides çà et là nous réconfortent, mais montrent aussi que le chemin de l’émancipation est encore long, trop long. Il y a quelques semaines, le Président égyptien, à la clôture des travaux du Congrès de son parti, a affirmé sa volonté d’amender la législation de son pays vers plus d’égalité et de justice entre les deux sexes. Mais c’est le discours-programme du Roi du Maroc Mohamed VI qui apporte une pierre décisive à cet édifice (voir notre dossier en page 18). Il montre a postériori que la Tunisie avait raison en 1956 d’engager le pays, et symboliquement le reste du Monde arabe, dans la voie de la modernité sociale. Il montre aussi que nombre de pays arabes sont prêts pour franchir ce pas décisif. Nous pensons bien sûr aux autres pays du Maghreb, mais aussi à l’Egypte, à la Syrie, au Liban, à la Jordanie. Le Maroc a montré qu’on peut réformer profondément le statut de la famille sans heurter le sentiment religieux. Nous déplorerons toujours le curieux silence de l’Islam institutionnel face à ces défis. Son silence ne saurait qu’apporter de l’eau aux moulins des intégristes. S’il se sent plus redevable des droits de Dieu que de ceux du Musulman mâle, il doit savoir qu’une plus grande équité dans la famille et la société ne saurait déplaire à Dieu.

Enfin, si nous Tunisiens ressentons quelque fierté de savoir que nous ne sommes plus seuls dans le combat, il n’est pas superflu de rappeler que les incessantes avancées de notre CSP (surtout celles de 1993) font de lui un modèle évolutif et donc plus attractif et plus à même de servir d’horizon aux combats d’hommes et de femmes qui attendent depuis des décennies cette grande révolution. Faut-il dire à tous nos dirigeants, qui souvent sont confortés à un intégrisme violent et ravageur, que la seule arme efficace, malgré quelques fausses apparences, est l’émancipation totale et radicale de la femme arabe.

On parle toujours dans le Monde arabe du destin commun de notre nation. Cette communauté se cherche des chantiers où elle peut se concrétiser. Pourquoi pas le grand chantier de l’émancipation de la femme ?


Zyed Krichen